9.Nature sauvage : Féralité
La féralité, ou la France des friches
Nous relayons ici une analyse de l’ACRF (www.acrf.be) sur ce sujet épineux :

"Après l’émergence de modèles tels que la permaculture et l’agroécologie, un dernier né semble faire son apparition : la féralité. De quoi s’agit-il, réellement ?
Un peu d’étymologie s’avère plus que nécessaire. Le terme féralité vient d’un mot latin : "fera", qui signifie bête sauvage.
En français, l’adjectif féral s’utilise pour qualifier une espèce animale
domestique retournée à l’état sauvage et adaptée à son nouveau milieu naturel. L’exemple le plus connu de ce processus de féralisation est le chat domestique. Cette notion rappelle donc que la domestication est réversible.
Par extension, la féralité est désormais utilisée pour évoquer un biotope dans son ensemble, qui évolue spontanément, sans intervention de l’homme mais qui, toutefois, a conservé les traces de son passé cultural ou pastoral.
Ainsi, dans leur ouvrage "La France des friches", les deux agronomes Annik Schnitzler et Jean-Claude Génot entendent ce concept comme un processus d’ensauvagement ou de retrait de l’influence de l’homme.
Les deux auteurs plaident alors pour l’abandon complet de notre emprise sur certains espaces naturels de manière à ce qu’ils puissent à nouveau abriter une évolution libre de la biodiversité.
De cette façon, ils veulent permettre à certaines zones de sortir du formatage humain, de manière à rendre à la nature son côté sauvage et boisé.
Alors que les politiques en matière de gestion des forêts promeuvent une exploitation intensive des ressources forestières, les tenants de la féralité, eux, plaident au contraire pour un abandon de ces zones permettant aux espèces naturelles de s’y redéployer. En effet, certaines notions sylvicoles intensives qui prédominent actuellement commencent à être sérieusement remises en question. De la même manière qu’une trop grande industrialisation de l’agriculture conduit à un appauvrissement des sols, cette exploitation intensive des forêts conduit nombre d’experts à s’inquiéter sur ses effets à long terme en matière de qualité du bois, de préservation des microclimats forestiers (humidité, isolation des sols, etc.), de résistance aux incidents climatiques, aux sécheresses et aux incendies.

C’est pourquoi les partisans de la féralité souhaitent redonner aux espaces naturels la possibilité de retourner à l’état sauvage, un état spontané et imprévisible mais incontestablement plus riche que les sols domestiqués. Lorsqu’elle n’est pas conditionnée et dirigée, la nature est en effet capable de se réapproprier
un espace et lui rendre un cycle de vie cohérent et fondamentalement fécond. Concrètement, l’abandon cultural définitif fait place à la génération d’une friche herbacée évoluant, le plus souvent, vers un boisement spontané.
À terme, si cette nature n’est pas exploitée et est laissée vierge de toute intervention humaine, elle évoluera selon un cycle de vie complexe, capable de la mener vers un état de maturité fonctionnelle élevé et en équilibre.
Elle pourra ainsi régénérer tout un écosystème naturel entièrement indépendant de la main de l’homme. Ce processus complexe d’évolution
forestière est appelé succession. Concrètement, il s’agit d’envisager la forêt comme un milieu dynamique en constant renouvellement. Lorsqu’un arbre
meurt, il permet à la lumière de s’engouffrer dans la forêt et laisse place, alors, au développement d’herbacées ou d’arbres ligneux (bouleaux, par exemple).
Ceux-ci vont ensuite laisser apparaître d’autres ligneux plus volumineux comme le hêtre. Vient alors une phase de maturité où l’arbre atteint son apogée.
Enfin, arrive une dernière étape où l’arbre se meurt, se dégrade et permet la reprise de ce cycle naturel de croissance des forêts sauvages.

Grâce à ce cycle, la féralité permet une dégradation complète de l’arbre sans que l’homme ne l’abatte et ne le retire de son milieu naturel. Or, cette dégradation du
bois est un apport essentiel au renouvellement de l’humus du sol. Il permet ainsi une régénération continuelle de la vitalité du substrat et une éclosion d’une très riche biodiversité.
Notons enfin que la friche, en ne nécessitant aucune intervention humaine, peut constituer une bonne solution aux soucis de gestion de l’environnement des agriculteurs. Ceux-ci n’ont ni les moyens, ni le
temps et encore moins la volonté d’administrer les pourtours de leurs exploitations de façon durable et minutieuse. Comme ils l’ont rappelé au ministre wallon de l’agriculture Carlo Di Antonio, ils sont avant tout des « producteurs et surtout pas des jardiniers de la nature. »
Lorsque nous avons soumis cette proposition de laisser en friche les abords de leurs champs à quelques agriculteurs, ceux-ci se sont montrés pour le moins dubitatifs. L’idée même de laisser des terres à l’abandon
et non valorisées leur paraissait tout à fait ahurissante. « Quel est l’intérêt d’abandonner ces terres ? Elle ne serviront plus à rien. », « C’est du gaspillage. »,« Ça va attirer un tas d’indésirables sur nos plantations. »
En fait, ces agriculteurs sont loin d’être les seuls à envisager les choses sous cet angle. De manière générale, l’abstraction de terres exploitables de toute intervention humaine est fondamentalement impensable dans notre société actuelle.
À l’exception d’une sphère restreinte de scientifiques, la plupart
d’entre nous envisage avec difficulté l’idée d’une nature débridée, évoluant librement vers la création d’un écosystème indépendant de l’homme.
La friche est associée à un grand sentiment d’échec et de désordre. Elle renvoie invariablement à l’image de la destruction de l’œuvre civilisatrice humaine, d’un abandon de nos villes et villages et du retrait
de l’homme sur la nature.
« La friche renvoie au sauvage et la nature sauvage est vue comme symbole
d’anarchie. »

Cette nature dérange parce qu’elle est désordonnée et incontrôlable mais surtout non valorisée. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer avec quelle minutie nous travaillons dans nos jardins et nos potagers. Il faut nécessairement pouvoir contrôler l’ensemble de notre environnement. Finalement, l’homme
cherche toujours à montrer son emprise sur la nature.
Les tenants de la féralité nous invitent à abandonner cette posture et
à lâcher prise, de manière à laisser notre environnement évoluer et à
reprendre confiance en sa capacité de s’autoréguler. La nature est
dynamique, changeante et difficilement prévisible. Depuis l’origine de
notre planète, elle n’a cessé de croître et de décroître, de s’épanouir et de se rétracter. Ainsi, dans un contexte de changement climatique,
il parait particulièrement insensé de vouloir la contrôler, la figer et en faire une sorte de musée inerte nécessitant des soins constants.
De cette façon, cette vision implique une certaine remise en question des politiques de conservation et de gestion de la biodiversité qui s’apparentent
trop souvent à du « jardinage de la nature. »

Ceci a, en effet, tendance à lui ôter toute spontanéité et dynamisme.
« Gérer la nature, c’est forcément la dénaturer. »
Si aujourd’hui cette dernière nous apparaît particulièrement fragile, elle l’est principalement devenue à cause de l’intervention humaine.
Au-delà de sa conception strictement scientifique, nous pouvons
donc retenir que la féralité est une façon de replacer l’humain à sa place au sein de son biotope. Elle nous invite à faire preuve d’humilité et à accepter
la puissance de la nature. Ainsi, « le sauvage n’est pas inutile et négligeable
parce qu’il n’a pas de productivité économique. Il complète le monde humanisé (la campagne et la ville). Il ouvre un ailleurs.
[...] Le sauvage étend notre conscience et en représente une dimension
oubliée. »
Selon nous, ce concept de féralité ne doit donc pas aboutir au rejet de l’humain et
de l’artificiel mais bien à une meilleure écoute et un plus grand respect de ce que la nature a à nous proposer dans ce qu’elle a de plus sauvage et
spontané.
Corentin de Favereau,
Chargé d’études et d’analyses ACRF
Cette analyse est disponible en intégralité en format PDF sur le site Internet
http://www.acrf.be/wp-content/uploads/2014/11/acrfana_2014_08_feralite_CdF.pdf